mardi 9 janvier 2018

EXTRAiT DE PLUS BELLE LA MORT


MEMENTO MORI 

(souviens-toi que tu vas mourir)


Extrait : Helena et Igor


Lui c’est Igor. Il passe sa jeunesse dans les quartiers mal famés de la Ville. Là il apprend toutes les astuces du petit délinquant en herbe, coaché par son père qui en connaît un rayon. Il se lie d’amitié avec des gens peu recommandables, apprend à se battre, à cogner le premier.  Un jour,  un de ses nouveaux amis,  Gary lui propose «un coup» (on vous passe les détails pour ne pas vous donner des idées) qui réussit.  Ils se mettent chacun 50.000.- francs dans les poches. Igor a appris l’argent facile, c’est-à-dire celui qu’on ne gagne pas à la sueur de son front, mais qui comporte des risques, ce qu’Igor apprendra un peu plus tard à ses dépens. En attendant, la belle  vie continue : la jeunesse, les filles, les bars, les tournées, les copains. Il devient brocanteur, s’achète un camion et vogue la galère.  Son quotidien c’est marché aux puces, transports à travers l’Europe. Entre deux expéditions, il regagne sa ville natale et la vie de petite frappe continue. Il est beau élégant et beau parleur, les affaires marchent et les files s’agglutinent autour de lui.  Et puis, un jour, c’est l’affaire de trop ! Le copain pas si copain que ça qui le balance et un matin les condés débarquent, clic clac, menottes et départ pour la case prison. Pour deux petits mois, c’est court, mais quand même, ça donne à réfléchir. A sa sortie il ne rempile pas. Il rencontre Maria, Une belle brune dont il tombe amoureux. La poursuite de son ancienne existence est problématique. Il se décide à embarquer pour l’Algérie avec sa nouvelle conquête. On est en juin 1958. 


Moi…c’est Helena. Je suis née au début de la deuxième guerre mondiale pendant que les pays européens s’entredéchiraient, En Suisse on se croyait à l’abri. Et la suite nous donna raison et nous avons réalisé que nous vivions dans un état tanière, bien protégés des turbulences du monde qu’on observait de loin, terrés dans cette petite coccinelle au centre de l’Europe.


Mes premiers souvenirs sont  la campagne avec ses champs de coquelicots,  ses arbres bienveillants, ses sentiers à travers champ où je suis occupée à trimballer ma jeune soeur dans une poussette, envoyant des nuages de poussière dans le ciel de l’été, sous un soleil de plomb Ce n’est que hors d’haleine que je m’arrêtais. Et quand maman m’interroge en fronçant les sourcils : «vous étiez passées où ?» Je lui montre le paysage d’un geste de la main. Elle lève les yeux au ciel. C’est l’heure du bain,  des chemises de nuit suivi du repas du soir et départ pour notre chambre à coucher. Sous les draps,  j’entends les conversations des parents, et de leurs amis dans le salon. : la guerre, les allemands, les juifs et la soeur de papa, mariée à un français  qui habite Paris et dont nous n’avons aucune nouvelle.   


Plus tard, j’apprend à lire avec Papa et c’est ainsi que j’ai passé pas mal de temps en dévorant des livres. Je me suis retirée dans un monde intérieur, j’y invente des histoires, un destin extraordinaire dont je suis l’héroïne mais qui ne se produit jamais. Les années ont passé, j’ai poursuivi mes chimères, j’ai fait mes classes et je me suis retrouvée après une adolescence difficile et conflictuelle, sur les bancs de l’université. 




On était dans les années 70, pas de sida et la pilule venait de faire son apparition, la parenthèse enchantée qui commença avec le début de la pilule et se terminera dans les années 80 avec l’apparition du sida. On se privait de rien. J’ai fréquenté les tout nouveaux festivals de musique en Europe, ai aussi assisté à mai 1968 et suis devenue gauchiste convaincue, un soulagement après mon éducation de petite bourgeoise.  

Durant toute cette période agitée, d’aussi loin que je m’en souvienne, je savais qu’il m’attendait quelque part : l’homme de ma vie, l’âme soeur, je l'avais aperçu en rêve, mais il tardait et, trop pressée, j'ai cumulé les aventures. Dont aujourd'hui, à l'aube de mes 80 ans je n'ai que peu de souvenirs, ce passé long de presque 20 ans m'apparait aujourd'hui comme un court instant, perdu dans le brouillard de la marijuana que nous cultivions sur nos balcons et les vapeurs de l'alcool.

En fin de compte,  je l’ai rencontré à l’aube de mes 40 ans :  Igor, devenu enseignant en philosophie taoïste, adepte du régime végétarien. Il était perpétuellement entouré d’un groupe de jeunes filles admiratives. Il faut croire qu’il était également à la recherche de l’âme soeur car il m’a tout de suite repérée. Un mois après notre première rencontre, c’était notre première nuit d’amour dans mon studio, cela fait maintenant 40 ans et nous ne sommes jamais quittés. 

Nous avons voyagé un peu partout dans le monde puis nous nous sommes fixés dans une vieille ferme dans les environ d’Annecy, en retournant chaque jour dans notre Suisse natale pour y exercer divers métiers : marché aux puces, conseillers en diététique, marchands de légumes bio. J’ai adopté le régime végétarien de mon compagnon et nous avons vécu libres de l’emprise médicale, de ses gourous médecins, de ses tracas administratifs, nous n’avons jamais passé un seul jour dans leur prison hôpital. Bref, nous étions libres. 

Un jour, c’est le cataclysme : Lors d’un voyage en Indes,  Igor se tord de douleur sur son lit, côté gauche paralysé : Ambulance, hôpital et là le diagnostic tombe : artère bouchée, coeur mal irrigué : l’infarctus. Retour impromptu en Suisse, quelle tristesse ! Mais Igor s’en est remis. Il ne s’est pas fait soigner et son corps a fait tout le travail. Ses artères et son coeur l'ont laissé en paix pendant 30 années. 

C’est seulement après ce laps de temps que ses artères se sont rappelées à lui : essoufflement inexpliqué, il ne peut plus monter une pente, même une pente douce. Nous avons accepté ce coup du sort, vous avons adapté notre mode de vie à cette nouvelle donne : une vie tranquille avec une petite retraite.

Les journées sont devenues des routines, mais je me mets à aimer ces routines moi qui détestait cela lorsque j’étais jeune. Petit-déjeuner, promenade avec notre petite Gipsy, un peu de ménage - on ne vit pas dans une porcherie pour vieux quand-même - préparation du repas, ensuite sieste et rebelote l’après-midi. Contrairement à Igor qui fulmine, j’apprécie cette tranquillité. 

Une nuit Igor m’a réveillée (ce qui arrivait très rarement) il m’a regardée bizarrement et m’a dit : «j’ai froid». C’est tout. Ses yeux se sont révulsés, sont demeurés ouverts mais il n’y avait plus de regard. J’ai allumé la lampe de chevet et je suis restée une heure immobile sans rien faire. 

Ensuite je me suis résolue à appeler les secours qui ont débarqué avec tout leur attirail et leurs commentaires doucereux et imbéciles : «Madame c’est fini», ils m’ont offert un verre d’eau et un calmant et ils l’ont emmené. Ça m’étais égal, il n’était plus là de toute façon.

La famille et toute la smala ont débarqué dans les jours qui ont suivi, pleins de feinte tristesse et de consolation opportune. 

Après la cérémonie, ils n’avaient qu’un seul mot à la bouche :«ne pas me laisser seule». Mais moi, je n’avais qu’une idée être seule justement, pour méditer tranquillement sur toute cette expérience. Je n’avais qu’une envie : qu’ils partent,. A un moment je me suis dit :«mais est-ce qu’ils vont bientôt f… le camp, bordel de m…» Ils sont enfin retournés chez eux , me laissant avec moult recommandations : «donne des nouvelle, téléphone-nous».

Je n’étais pas triste, pas du tout, mais remplie de la paix et de la sérénité que son départ avaient engendrées.

Et c’est avec cette paix dans le coeur que j’ai poursuivi ma vie comme avant, avec la solitude en plus. Être seule, c’est un véritable changement. J’ai appris au fil des mois à apprivoiser l'isolement. Le secret, c’est les habitudes pour éviter  de se répandre dans n’importe quoi : errance sur internet, télévision, se coucher à pas d’heure suivi de se lever à pas d’heure. Bref, j’y suis arrivée. Je me promène beaucoup dans les bois alentour. J'écris, je me concentre sur chaque jour qui passe.

Une quinzaine d’années se sont écoulées ainsi en un clin d'oeil.
Nous sommes en 2030, il n'y a pas que moi qui ait vieilli, le monde a changé et pas forcément en bien.  Je me promène toujours autant dans les bois alentour mais le paysage a changé à cause de la sécheresse.
Tôt ce matin d’été qui s’annonce caniculaire, je vais me promener avers les cascades qui se jettent dans la rivière. La commune n'a plus d'argent alors le sentier n'est pas entretenu. Je me sens fatiguée tout-à-coup. Il est vrai que j’aurais bientôt 90 ans, j’ai tendance à l’oublier, je me prends pour une gamine qui se promène dans les bois. Il a beaucoup plu au printemps et le torrent déborde sur le sentier étroit. Je ne me sen pas trop sûre sur mes jambes et j’avance péniblement. Manque de chance, le ciel se couvre et la pluie se met à tomber, ce qui rend le chemin encore plus glissant. Je jette un coup d’oeil sur le ciel tout en continuant à marcher. Tout à coup, je suis aspirée par le torrent et me retrouve coincée dans une gouille. Je me débats avec vigueur, prise d’une panique incontrôlable. Mais rien n’y fait, je n’arrête pas d’avaler de l’eau et me débats de plus en plus frénétiquement. 
A ce moment une petite voix me susurre :«mais qu’est-ce que tu fais, laisse-toi aller.»
Je suis retournée d'où je venais, j'étais enfin «à la maison», en paix.
Mourir c'est bien plus facile que naître, c'est tout simple, il suffit de se laisser aller. La naissance c'est autre chose : être plongé dans un monde de brutes alors qu'on était tranquillement dans le ventre de maman. Et ce n'est que le début, la suite ne vaut guère mieux, une succession d'obstacles de déboires, de luttes, de dépression. Il paraît que c'est la vie ! Lutter pour survivre c'est fatiguant et stressant, mourir c'est si facile !



Le lendemain deux promeneurs aperçoivent le corps d’une vieille échouée au bord du torrent.


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